mercredi 29 juin 2011

130 - LA MORT

CAMARDE EN FOLIE
 
La femme du mort

La veuve était magnifique.

Son regard posé sur le cercueil conférait à son visage un charme mélancolique qu'on ne lui connaissait guère. L'éplorée sur le défunt avait le chagrin sincère mais lucide : c'était la fin de son époux certes, mais non la fin du monde. Et puis, ne soupçonnait-elle point un royaume d'éternité pour le gisant, lui qui fut si droit en affaires, si loyal avec la religion ?

Le mari inhumé, son sort était entendu. Quant à elle, il lui fallait songer aux lendemains.

C'est là que j'intervins.

- Madame, vous étiez radieuse aux funérailles. Je vous offre et ma fortune et ma renommée. Je suis le conte de Hauteterre, connu pour mes qualités artistiques, esthétiques, verveuses et, accessoirement, en tant que plume de choix. Acordez-moi votre main, et ma gloire sera aussi la vôtre. Et si par malheur vous trépassez avant moi, je vous composerai une ode et la ferai chanter par un barde car je chante faux. Mais si vous me survivez, vous vous consolerez de votre solitude par une existence remplie de mon souvenir éclatant.

Je reçus sa main.

Les médisants penseront qu'elle la destina à ma joue...

Erreur ! La belle -qui avait un reste de beau sang- fut sensible à mes arguments hautains, sa fibre aristocratique réveillée par le son aigu de ma lyre...

A ce jour elle vit toujours, et moi aussi grâce à Dieu.

Notre bonheur ostentatoire en ennuie plus d'un dans notre cercle d'amis, et nous comptons fleurir durant de nombreuses années encore la sépulture de celui qui me précéda dans l'hymen de ma légitime épouse.

129 - LA MORT

PAIX DES ÂMES

La balle

Le bonheur semble parfait dans le parc, sous la lumière de juin.

Un cygne glisse sur l'onde, des enfants pleurent, d'autres rient, un mendiant devise seul, des amoureux s'étreignent sur les bancs, quelques laiderons légèrement vêtus musardent dans les allées.

Mais là-bas sur la pelouse au pied d'un grand arbre un vieillard agonise à l'insu de tous. A le voir, il dort. En réalité il est en train de rendre l'âme. Ses soupirs rasent l'herbe, ne faisant même pas dévier l'aile du papillon. A vrai dire seules les mouches dansent au-dessus de la face immobile du moribond, attirées par l'odeur du sucre : un reste de confiture séchée lui fait une moustache couleur sang sur la lèvre supérieure.

Un ballon s'égare jusqu'au gisant, rebondit sur son crâne inerte pour venir se loger sous son aisselle. Le presque cadavre esquisse un imperceptible mouvement au contact de la balle. Le bambin ignorant tout du sort funeste des êtres réclame son joujou à l'octogénaire étendu dont les paupières ne daignent pas bouger d'un cil devant les suppliques de l'enfant.

Quatre-vingts années se sont écoulées depuis cette scène. L'enfant au ballon a aujourd'hui quatre-vingt-sept ans. Il prend le soleil dans un parc, le même que celui de son enfance. Endormi dans son fauteuil roulant électrique, il ne sent pas la balle rebondir sur sa tempe, tomber sur le sol, rebondir encore pour finir sa course sur ses genoux. Sa lèvre supérieure barrée par une trace brune a attiré une abeille en quête de nectar. Une boîte vide de coca-cola gît par terre.

L'enfant s'approche du retraité assoupi.

Il reprend sa balle délicatement et repart sur la pointe des pieds, de crainte de le réveiller.

Mais l'invalide jamais ne se réveillera.

128 - HAUTEURS DE L'ÂME

PIEDS DANS LA FANGE, TÊTE AUX SOMMETS
L'oiseau de haut vol que je suis
La morgue, le superbe, le panache sont mon ordinaire signature, l'empreinte inaltérable de mon vol. Je suis un cygne, un albatros, un aigle. Je suis comme ces princes crucifiés planant au-dessus de la tête des hommes : des bras immenses me portent bien au-delà de vos chers sommets. Mon salut est dans mes ailes, mes ailes sont ma plume, et ma plume est mon fer. Le souffle des muses me retient perpétuellement dans les airs, à très haute distance du monde. Je n'accepte aucune autorité au-dessus de ma voilure déployée, sauf celle de l'ange qui veille sur moi.
Je vis d'aériennes nécessités : vêtu de la seule Beauté, couronné de gloire et ivre de poésie, je bois le bleu de l'azur, mange dans la main de Dieu et niche dans les étoiles.

Aucun écho venu d'en bas ne m'atteint. Le regard sans cesse dirigé vers l'horizon, je maintiens le cap vers l'éternité.

127 - TROUBLES DE L'AMOUR

LES HEURES EXQUISES
Au clair de l'une, à l'ombre de l'autre
Mademoiselle,

A la vue de la Lune montant dans la nue, vos traits s'imposent à moi. Toujours, je vous ai associée au disque lunaire, vous ma claustrale, vous ma mélancolique amante. Pâle apparition aux charmes muets et au visage vague, vous êtes l'appel du large : celui des profondeurs sidérales et des étoiles lointaines.
Vous êtes ma consolation poétique, une sorte de lueur au firmament qui entretient en moi le rêve. Demeurez pour toujours cette spectrale, frêle créature croisée entre poussière et azur, entre ciel et gargouilles. Votre orbite est onirique, vous l'astre au teint blême. Chaque fois que je regarde la Lune, c'est votre visage que je vois Mademoiselle, aussi doux qu'une chandelle, mystérieux comme un oiseau de nuit, hâve tel un fantôme.
Lorsque passe au-dessus de mon toit la sphère étrange, qu'elle chuchote à travers ma fenêtre, qu'elle se fait compagne de mes insomnies, c'est vous que j'entends frapper au carreau, vous qui hantez ma chambre, vous qui me tenez en éveil.
La Veilleuse qui luit au zénith me rappelle la triste chartraine que vous êtes. Vous ne cessez de tourner autour de moi Mademoiselle. Et tout comme la blanche Dame au dos rond, vos grâces sont tombales. Je chante à l'infini votre beauté funèbre.

Vous avez les attraits cosmiques des sélènes créatures et des filants objets qui peuplent la voûte, hôtes célestes que je poursuis comme un Graal à ma portée.
Vous ressemblez au mystère d'en haut. Vous êtes un temple, et de ce temple s'élève une prière. Et cette prière, c'est la mienne. Et je m'adresse à vous. Et le sens de ma prière est l'amour.
Chartres est mon éden et ma douleur, ma gloire et ma misère. Et votre rivale de chair qui partage mon alcôve, ma plus chère faiblesse. Vous, vous êtes mon purgatoire, ma croix, mon linceul. Et puis ma rédemption, ma lumière, mon salut. L'une est ma conquête temporelle, l'autre ma victoire céleste. L'une à ma gauche, l'autre à ma droite. L'une est un peu ange, l'autre un peu diable. Tiraillé entre ces deux feux, je me consume.
Ma plume est une flamme et vous Mademoiselle, vous êtes un songe. Des deux follets sont nées ces lettres d'artifices.
Je vous destine ces mots. Je m'en retourne à ma Lune, à ma compagne légitime et à mes chères étoiles, ne cessant de songer à vous.

126 - LA MORT

CAMARDE EN FOLIE
 
La rivale

Qu'expire aujourd'hui votre coeur éploré : je viens de vous voler votre dernier amant.

Mais vous n'en vouliez pas, n'est-ce pas ? Vous lui avez craché à la face, vous avez bafoué la flamme qu'il vous destinait, vous vouliez abuser de ses sentiments, jouer avec lui, le piéger avec ses propres filets alors qu'il n'y voyait déjà plus rien, aveuglé par la foudre qu'il avait lui-même provoquée.

Vous avez manqué de discernement : ses feux si purs avaient pris le pas sur le simple jeu...

Ce rêveur, cet idéaliste, ce "déséquilibré", cet énergumène croisé un jour dans une maison de campagne, puisque, désinvolte, vous le négligez, le manipulez, il est pour moi. Il m'intéresse ce mortel...

Je suis votre plus grande rivale. Je ne rends jamais ceux que je prends. Je suis la plus fatale séductrice et aucun jouvenceau ne sait me résister dès lors que se posent sur lui mes prunelles d'amoureuse, tant mes orbites profondes, mon sourire carnassier fascinent...

Raphaël ne songe plus à vous, il vous a oublié, il est à moi. Je suis l'Ensorceleuse, l'éternelle épouse, la souveraine Amante vous dis-je ! Plus ils sont tendres et fous, mieux ils me rendent hommage. Le culte que je voue à cette jeunesse est impérissable, démesuré, sans faille.

Ce matin j'ai posé mes lèvres sur celles de votre bien-aimé dédaigné et mon baiser a scellé à jamais notre union. J'ai emporté, bien serré contre mon sein, ce nouveau fiancé à la peau suave. Dieu ! Qu'il était blême ce visage qui me fixait... Qu'ils étaient émouvants ces yeux effarés, figés, pétrifiés par le Grand Amour venu le chercher au bord du lit ! C'est ainsi que je les préfère, mes promis. J'ai passé la main sur le front de votre Raphaël, et à cet ultime effleurement son regard s'est éteint.

Désormais il m'appartient corps et âme.

Je suis venue vous témoigner cette folie entre moi et Raphaël. Nous nous sommes unis dans une infernale volupté. Une étrange ivresse faite de larmes et de soupirs, d'effroi et d'abandon. Soyez jalouse à mourir parce que je l'ai possédé de la tête aux pieds. J'ai promené ma bouche partout le long de sa chair rigide, mes caresses ont exploré le fond de ses entrailles pacifiées et ma voix caverneuse a bercé son flanc vidé de chaleur. Il faut vous dire que je ne nourris mes espoirs que des mets froids de l'hymen.

Mon royaume est de glace, ma terre est d'ombre et mon lit est, vous l'aurez deviné, de marbre.

Vous n'ignorez plus qui je suis à présent.

Votre courtisan d'hier est à moi. A moi, et à moi seule. Je l'aime et le tiens bien contre moi, mes bras d'acier serrés autour de son corps inerte.
Et je ne vous le rendrai jamais.

Jamais.

Signé : votre belle et puissante rivale, Madame la MORT.

125 - HAUTEURS DE L'ÂME

PIEDS DANS LA FANGE, TÊTE AUX SOMMETS
 
Le vol du parasite

En pleine force de l'âge, cet homme ne sert à rien. De ses dix doigts et du matin au soir, il ne produit aucun fruit. C'est sur le travail des autres qu'il mange. Et ne se prive de rien qui puisse contenter son existence inféconde... Le meilleur lui convient, même s'il ne fait pas le difficile les jours maigres : quand il lui faut se contenter de peu de choses, il en fait un festin autant pour la panse que pour l'esprit. Content de tout ce qui lui tombe sur la tête et dans le ventre, il vit heureux et d'une humeur égale.

Libre, il propose à ceux qui lui reprochent de ne servir à rien de l'imiter. Il n'a pas d'argent, pas d'enfant, pas de femme, pas de métier, pas d'avenir, pas d'ambition.

Et encore moins de vanité.

Cet improductif aux mains lisses n'a rien à vendre. Il passe son temps à "sucer le sang" de ceux qui triment et qui ne le comprennent pas.

Il chante, il rit, il joue, il dort, il mange, il rêve, il pense, il médite, il parle... Sans rien offrir en échange à la société.

Ennemi juré de l'humanité laborieuse, honnête et rangée, cet homme n'a pas sa place sur Terre. Et c'est parce qu'il regarde bien au-delà des nuages qu'il est toujours loin de ses pieds.

En vérité s'il n'a pas besoin de travailler pour vivre, c'est parce que ce bandit d'homme inutile vole.

Selon l'époque, la mentalité, le lieu, l'usage ou les préjugés on le nomme ermite, SDF, moine, poète, fou, Izarra, mystique, imbécile, bohémien, va-nu-pieds, arriéré, errant, hère, assisté, égaré...

Il vole non pas son prochain, non pas le système, pas même la terre.

Son vol à lui est plus subtil.

Il vole haut, très haut, tout simplement.

124 - LA MORT

CAMARDE EN FOLIE
 
Enterrement d'un radin

A mon dernier souffle, je veux qu'on cesse toutes les dépenses.

Que l'on prétexte le caractère exceptionnel de l'événement pour oublier de payer le médecin. En exagérant au besoin l'hystérie funèbre afin de mieux faire diversion. En général nul n'ose réclamer de l'argent aux endeuillés. Et s'il ose quand même insister, vous justifierez votre refus de le payer en invoquant l'inefficacité de ses soins, puisque je serai mort.

Surtout éteindre la chandelle, j'y tiens : il n'y a pas de petites économies. C'est idiot de gaspiller de la bougie quand on ne peut plus jouir de son bien qui se consume, aussi modeste soit-il.

Pour la boîte, c'est bien ce qui me tuera je crois : voilà la partie la plus pénible de mon trépas car la plus onéreuse. Son coût étant élevé, je n'ai pas le courage de m'en occuper moi-même. Aussi vous discuterez âprement les prix, je compte sur vous mes amis. Je ne veux pas être inhumé en emportant la moitié de mon argent à travers quatre planches... Quel supplice de croiser le ver avec remords dans du chêne quand on peut trouver la paix entouré de contreplaqué !

Vous qui resterez n'oubliez pas l'essentiel : c'est mon argent qui sera dépensé à mes funérailles, non le vôtre. Alors restez dignes. L'avantage de la dignité, c'est sa grande sobriété.

Je crains les croque-morts, mes derniers créanciers. En songeant à ces commerçants je tremble, m'inquiète, enrage ! Ne pouvez-vous, cousins, voisins, frères d'économie, m'épargner cette dispendieuse futilité en portant le fardeau sur votre dos ? Il ne sera pas bien lourd, moi qui mange si peu... Vous serez payés de votre peine à travers la satisfaction d'avoir éloigné ces vautours de ma bourse !

Vous les vivants, vous que j'aime tant et qui gèrerez ces affaires ultimes, si vous voulez que ma terre soit légère, ne l'alourdissez pas de vains écus car ce seront les miens.

Je vous demande également une faveur : si réellement vous m'aimez comme je vous aime, oubliez toutes ces choses mesquines que je viens d'évoquer.

Et payez tout au prix normal si vraiment ça vous amuse, effacez les moindres dettes sans nulle mauvaise foi et, comble de la générosité, jetez même menue monnaie aux moineaux et autres enfants de choeur si cela vous chante. Mais alors par pitié, mettez tout ca sur vos comptes. Prenez courageusement sur vous les frais de mon agonie, supportez avec sainteté les dépenses engendrées par mon soupir suprême.

Et laissez mes sous tranquilles, ce dernier réconfort de ma vie d'économe.

Ne voulant rien céder à mes descendants, je n'ai pas voulu procréer. Mon argent est mon véritable enfant, il me survivra dans le coffre de la banque.

123 - MERVEILLES DU MONDE

LES BEAUTÉS PURES
Galaxie

Andromède est à portée de vue : d'un regard borgne j'embrasse l'océan cosmique illuminant ma lunette.

Là, chaque astre est un grain de lumière composant la fresque sidérale dont l'envergure donne le vertige.

Avec ses ailes incommensurables, ce tourbillon galactique nommé Andromède n'est pourtant, à une échelle supérieure, qu'un autre grain de sable perdu dans une autre mer. Îles du cosmos rythmant l'Univers à l'infini...

Vastes systèmes de matière organisée voguant dans le mystère. Etranges conceptions ordonnées errant dans des étendues énigmatiques. Géants et lumineux oiseaux planant dans l'éther. Immenses points d'interrogation jetés dans un vide sans borne...

Mais revenons à l'oeil majestueux qui occupe toute ma lentille.

Par milliards et à chaque instant, à travers les mondes innombrables contenus dans cette structure nébuleuse que je contemple se produisent les événements épars, anodins, grandioses, curieux, mornes ou fabuleux de la vie, se manifestent les faits simples, complexes, inconstants, naturels, baroques, banals, titanesques, dérisoires, mystérieux ou familiers des choses et des êtres qui y grouillent.

Des drames et des merveilles, des naissances et des morts, des cris de bêtes et des chants d'hommes.

Des joies indicibles et des épreuves inouïes. Des platitudes et des prodiges. Des destinées divines et des aventures minuscules.

Des hasards inimaginables et des siècles tous pareils aux autres siècles. Des révolutions invisibles dans des fourmilières et des fêtes éclatantes chez des civilisations de bipèdes éclairés.

Des réflexions sublimes et des rêves monotones. Des individus à l'intelligence suprême et des peuples de crétins. Des guerres paradisiaques et des paix infernales. Des pluies de glace et des orages de feu. Des découvertes inconcevables et d'immuables pensées.

Renouvelé à chaque seconde, le miracle de la vie. A chaque minute qui passe des myriades de têtes nouvelles, humaines ou animales, émergent des astres. Les unes placides avec des bouches ouvertes, les autres levées avec des yeux étonnés.
Collé à la lorgnette du télescope, mon oeil s'écarquille, béat, tandis que mon imagination s'enflamme.

Je demeure longtemps ainsi, immobile, absorbé par le spectacle somptueux des étoiles, oubliant le temps, la fraicheur, et même mon nom.

Soudain des nuages dissimulent le firmament. Je sors aussitôt de ma rêverie.

Il est déjà tard sous la voûte obscurcie. Le sommeil me gagne.

Je rejoins ma couche, plein de questions sans réponse dans la tête, le coeur alangui, l'âme vague, laissant l'espace à son silence éternel.

122 - LA MORT

CAMARDE EN FOLIE
Je suis mort
Vous m'aimez, mais c'est un triste cadavre que vous aimez en vérité aujourd'hui. Regardez-moi donc d'un peu plus près. Voyez ce corps étendu, ce visage sans expression, ces mains inertes : ce sont ceux d'un mort. Réveillez-vous ma bien-aimée, et laissez partir en paix cette chair muette vers le néant de la terre. Laissez-moi, ne regardez plus cette jeune dépouille, tout cela est vain à présent. N'espérez plus entendre encore ces mots d'amour sortir de mes lèvres figées : elles sont mortes elles aussi. Et pour toujours.
Retournez-vous en au monde des vivants et abandonnez vos rêves qui ne sont plus que des cadavres encombrants. Maintenant que je suis mort, il faut que vous partiez. Quittez-moi, quittez ce visage sans vie, quittez cette chambre froide et sa lumière crue. Vivez donc et laissez mourir les autres tant que brille pour vous le soleil. Cessez d'embrasser cet amant indifférent qui gît sous vos yeux : son coeur vidé de chaleur est devenu insensible à vos baisers. Vos lèvres se posent vainement sur mes lèvres. A quoi bon embrasser un mort ? Vous n'aurez que le silence et l'immobilité en retour. Les morts sont de bien piètres amants, croyez-moi.

Partez à présent, partez. Le silence de ce mort est plus éloquent que les cris d'un vivant. Ne comprenez-vous pas que ce cadavre n'a plus rien à vous dire ? Je n'ai rien d'autre à vous chanter que ce silence, en guise d'adieu. Je n'ai plus de souffle pour vous dire autre chose, plus de vie pour animer mes lèvres, plus d'oreille pour entendre vos sanglots, plus de coeur pour vous aimer. Il me reste seulement cette morte chair pour vous témoigner toute ma froideur.
Votre amour est infini, votre coeur inconsolable, votre chagrin incommensurable, certes. Mais ma mort est définitive, mon coeur à jamais éteint, et ma peine inexistante... Je ne suis plus. Et cette vérité est infiniment plus durable que vos larmes éphémères.

mardi 28 juin 2011

121 - LA LUNE

MERVEILLES DU MONDE
Rencontre au sommet
Ce soir je vais à la Lune.
Je marcherai à sa rencontre, l'âme flâneuse, le pas paisible. Elle sera ronde, mon coeur sera plein. L'astre étrange est mon asile, mon vertige, mon abîme. Funambule vénéneuse de la voûte, chandelle errante de la nue, j'aime sa molle course au-dessus des toits.
Tantôt pâle sourire, tantôt face de diable, son mystère s'épaissit au fil de la nuit. C'est une grande Dame qui porte robe longue. C'est aussi une traîtresse qui ricane derrière les égarés. Mieux vaut s'en faire une amie. Ce soir je cheminerai sous son voilage d'éther.
Je la contemplerai longtemps, somnambulant entre bois et sentiers, la semelle terreuse, la tête effleurant le firmament. Je lui parlerai, et le silence sera d'or.
Cette nuit sera argentée.
Vagabonde sidérale, elle disparaîtra dans la brume du matin. Et moi, frissonnant de froid, je me hâterai vers l'âtre. A l'aube je m'endormirai, les cheveux blanchis de la poussière des chemins, la tête pleine des diamants de la nuit.

120 - LA LUNE

MERVEILLES DU MONDE
La Lune
Pour vous rejoindre, depuis si longtemps que j'en avais conçu l'immortel projet, je me hâterai sans regret, ivre de vous, insoucieux du futur, confiant dans votre pâle éclat, attentif à votre regard paisible, envoûté par votre sourire triste et énigmatique.

Vous êtes une lyre éternelle accrochée à la nuit, et avant que je ne sois né vous chantiez depuis toujours avec sérénité au-dessus des nues agitées. Je n'étais pas encore en ce monde, et vous le berciez de vos soupirs lents et infinis. Dès que je vous ai vue, à l'éveil de ma jeune âme, j'ai eu l'intuition d'être né par et pour vous.
Oui, depuis ce temps mythique de mon enfance où, imprégné de votre mystère, j'allais m'évader dans votre chevelure phosphorescente, je rêve de vous. Avec votre insondable mélancolie, vous semblez régner sur mon destin. C'est vers vous que je désire monter. C'est du haut de votre sommet que je veux contempler les êtres et les choses contenus dans l'Univers.
Au jour de ma mort vous diffuserez vos caressants reflets sur mon visage éteint. Vous êtes onirique, et j'aurai l'éternité devant moi pour fouler votre sol de poussière et d'immuable écume.

119 - LA LUNE

MERVEILLES DU MONDE
Le baiser de la lune
La lune me tira du lit.
Dans mon sommeil agité, je ne cessai de lui jeter des regards troubles. Il fallait bien que je succombe... C'était l'été, je fus bientôt sous les étoiles en pleine campagne, ahuri. Je m'égarai vers la sylve. Quelque volatile de nuit frôla ma tempe, mais je ne vis rien dans la nue. Rêveur, j'imaginai alors la caresse triste de Séléné sur mon front. Tout en songeant de la sorte, j'errais vers les bois. Autour de moi, un grand silence. Et moi, hagard, hanté par une présence astrale irradiante, douce et vénéneuse, je cheminais le regard divaguant entre sol et zénith, le pas alangui.
Étendant dans les airs son grand voile d'éther, le spectre semblait projeter sur le monde ses songes silencieux et blafards. L'ordre cosmique s'ébranla dans ma raison ensorcelée par l'astre : je me demandai si je ne faisais pas partie des fantasmes sidéraux imaginés par ce globe luisant... Dans mon demi sommeil je le crus un instant. Tel une silhouette née des rêves de la lune, un pantin d'ombre et de nuée issu de ce crâne argenté errant au firmament, j'eus l'impression d'appartenir à cette tête pâle glissant dans l'empyrée...
Puis, dans un grand vertige où je vis tournoyer les constellations, je perdis connaissance. Ou plutôt je m'endormis d'un sommeil brutal et étrange. Je me réveillai avant l'aube, frissonnant parmi les herbes imprégnées de rosée.
Machinalement je passai la main sur mon front engourdi. J'eus la sensation d'y essuyer un sang funeste ou quelque écume mystérieuse. Retournant ma main d'un geste fébrile, je vérifiai.
Une cendre dorée fit luire ma paume, furtivement, avant de se désagréger quasi instantanément en des milliers de particules étincelantes.

118 - LA LUNE

MERVEILLES DU MONDE
Le son de la lune
Elle me hante avec délices, me tourmente comme un fromage jaune dans la nuit, m'obsède telle une femelle à la chevelure blonde, au regard obscur. Spectre sidéral, oiseau aux ailes d'éther, insecte doré à l'abdomen comme une grosse pierre molle, limace céleste glissant dans le firmament, escargot cosmique faisant baver de toute éternité rimailleurs et superstitieux, la lune qui s'arrondit annonce des rêves peuplés d'herbes folles et de mirages fauves.
Avec son visage phosphorescent, ses yeux charismatiques, sa bouche pleine de miel pâle, la lune me dérange en pleine nuit. Hôte importun, attendu et redouté, elle est la cause suprême de mes insomnies, l'objet essentiel de mes ravissements.

Ses manières lentes, énigmatiques lui confèrent un charme vénéneux, doux et subtil.

Quand la lune brille pareille à un phare, je la soupçonne de réfléchir de toute sa tête. Et à quoi songe ce crâne luisant, enchaîné à son immuable orbite ? La lune pense comme un philosophe, imagine des romans puérils, tisse des histoires à dormir debout, bêle dans la nuit.
Ses pensées éblouissantes, absurdes et fantasques, ne seraient-ce pas ces rêves nocturnes qui depuis des temps immémoriaux agitent et apaisent, effraient et bercent les hommes sur la terre ?
Non, ce serait trop beau.
Les pensées de la lune sont des rayons sauvages et suaves qui percent mon coeur comme des flèches enduites de bave de mollusque vomitive afin d'en faire jaillir feux et silex, éclats lyriques et noirceurs béotiennes, bile amère et exhalaisons exquises.

117 - LA LUNE

MERVEILLES DU MONDE
La face cachée de la Lune
Verte, sournoise, tranchante, voici la Lune qui croasse. Ses ailes d'éther sont de mauvais augure. J'aime les sourires fourbes de cette hanteuse.
Point crucial de la nuit, oeil errant de la voûte, confidente des clochers, elle accompagne mes veilles, fidèle, moqueuse, attachante. Je trouve sa face subtile, sa caresse ironique, son silence mortel. Elle passe, fécondante, prodiguant mauvais rêves et bonnes fortunes. Ses quiets rayons irradient le malheur. Elle rassure les chouettes, effraie les dormeurs.
Elle répand son miel dans l'espace, déverse son fiel sur les poètes, rend muettes les villes, fait parler les campagnes... Elle attise les rumeurs, ravive âtres et légendes, délie les mauvaises langues, fait fermer les portes et sceller les coffres.
Il m'arrive de lui parler. Mes mots pour elle sont tendres. Mais ses éclats sont durs. On la croit pâle, molle, sereine, elle est vive, sèche, tourmentée. C'est une amie sévère qui rit avec férocité, sanglote à faire rendre l'âme.
J'aime cette séductrice aux joues brillantes, au front lisse, au regard fixe. Ne vous fiez pas à ses allures candides, car la Lune en vérité est une méchante fée, une sorcière qui diffuse un parfum venimeux, suave et mystérieux sur la Terre.

116 - LA LUNE

MERVEILLES DU MONDE
Une vision des choses
En rasant la pointe du clocher, la Lune m'apparut comme un Graal à atteindre. Ce soir-là les choses d'apparence les plus anodines dévoilaient un sens caché : je percevais l'essentiel.
En imagination je remplaçai la pierre par le feu et l'acier : l'église devint fusée. Le vaisseau désignait l'astre, prêt à s'affranchir de la pesanteur. Je vis le mastodonte s'élever dans un bain de lumière, majestueux.
Je le voyais qui parcourait les profondeurs sidérales : ma pensée vagabonde le suivait dans sa course poétique vers l'infini.
Les choses ayant pris une soudaine hauteur sous mon regard neuf, je voyais le monde avec vérité. Devant moi la pierre inerte avait déployé ses ailes. La matière sous l'éther s'était allégée.
Et je demeurai au pied de l'église à fixer la voûte étoilée, idiot.

115 - LA LUNE

MERVEILLES DU MONDE
 
 La pleine lune
Elle se lève sur l'horizon avec un visage pâle, des joues enflées, une tête molle. Elle monte et survole forêts, routes, villages en rapetissant, devient plus vive à mesure qu'elle s'élève. Parvenue au zénith, l'oeil pétillant, le front clair, elle crache comme une vipère sur les oiseaux de nuit qui la contemplent en rêvassant. Éblouissante, muette comme une taupe, féline dans son empyrée, elle plane au-dessus des têtes, ricaneuse.
Elle miaule dans le ciel, les spectres l'entendent. Les hérissons sont ses confidents, les hiboux ses messagers, les tombes ses miroirs. Marmoréenne, duveteuse et sépulcrale, elle étincelle d'un seul feu. C'est une flamme mourante que ravivent à chaque instant les moribonds de la Terre. Asile des trépassés, refuge des âmes envolées, l'astre est un vaisseau hanté. Des fantômes sont à la barre : elle vogue, naviguant à vue, myope, stupide.
Belle comme une morte, séduisante avec ses cheveux de sorcière, charmante avec son sourire hypocrite, amoureuse comme une pieuvre, la mélancolie est son royaume. Déesse inquiétante, fauve céleste, oiseau sidéral, caillou plein d'éclat, la Lune depuis la nuit des temps chante sa complainte à l'Éternité.

114 - LA LUNE

MERVEILLES DU MONDE
Un rêve éveillé
Lors d'une promenade nocturne à cheval, une bien étrange aventure m'est arrivée.

Je filais à molle allure sous la lune, bercé par le son monotone et doux des sabots de ma monture dont l'écho résonnait avec poésie dans la campagne.
Mélancolique, je me mis à songer à l'improbable aimée qui tardait à venir. Mais bientôt assoupi par le pas alangui de l'animal, je posai la tête contre sa nuque. Le doux Morphée m'emporta bien vite, tandis que je demeurai à demi couché sur le cheval qui cheminait toujours. Et le songe prit le relais de la rêverie amoureuse... Mais la vision onirique prit corps, tournant à la féerie, et je crus voir ma belle pour de bon :
Elle marchait à mes côtés, se métamorphosant imperceptiblement en une jument superbe : ses cheveux d'or se changèrent en crinière et sa robe claire épousa ses chairs. Je la montai, aussi fier qu'ému. Aussitôt elle m'emporta dans une chevauchée impétueuse pour prendre son envol vers l'astre de nuit.
Crinière au vent et bouche écumante, elle se lança dans les airs, frénétique. Mes éperons étincelaient au clair de lune, son crin ondulait fièrement, le vent frais giflait ma face échevelée. Une joie inédite m'inonda.
Je m'étourdissais dans ce saut vertigineux, les doigts agrippés à sa crinière en bataille. Le zénith atteint, dans un long hennissement qui la fit se cabrer avec grâce sur le fond des étoiles, elle communiqua à la lune son bonheur de sillonner le firmament à mon côté, elle cavale ailée, moi baladin sidéral.
Enfin, dans un tourbillon furtif nous disparaissions vers les étoiles.
Reprenant bientôt mes esprits, je m'aperçus que je m'étais égaré durant mon bref sommeil sur le dos du cheval qui, impassible, avait continué sa marche. Et, retournant sur mes pas, je fixais la lune qui éclairait mon chemin, songeur, l'air dubitatif...

Emu.

113 - TROUBLES DE L'AMOUR

LES HEURES EXQUISES
Une étoile vagabonde
Je n’ai pas osé vous adresser la parole tout à l’heure dans le train, je le fais ici même si je sais que ces mots ne vous parviendront jamais. Le Ciel les recevra peut-être pour vous, emportés par le vent. Ou par le silence.
Je vous ai vu arriver avec vos trois ivrognes de compagnons, prenant place tous quatre sur les seuls sièges encore libres, juste à côté de moi. Une femme, vieille bourgeoise effarouchée, a changé de wagon. Au début moi aussi je craignais un peu la proximité de cette troupe de va-nu-pieds que vous étiez. Vous fumiez tous quatre dans ce compartiment non-fumeur, vos deux chiens galeux étaient sous les sièges mais surtout, surtout vos allures bohèmes m’effrayaient.
On n’entendait plus que vous quatre dans le wagon. Ce dernier vous emmenait à Laval. Là-bas ou ailleurs... Quelle importance pour vous, me semblait-il ? Très vite je vous trouvais amusants, folkloriques en dépit de la peine que me faisaient deux d’entre vous, ravagés par l’alcool.
Je devinais sans peine qu’aucun de vous quatre n’avait de billet. Tout le monde dans le wagon le devinait. Vous n’aviez pas des têtes à voyager avec des titres de transport. Vous étiez quatre espèces de SDF, quatre squatters de belle humeur, quatre enfants de Bohème.
Bruyants et joyeux.
Cette bande pittoresque attirait tous les regards. Les yeux du compartiment entier étaient braqués sur les trois hommes et la jeune fille. Et c’était la jeune fille que j’avais en face de moi. Cette passagère, c’était vous.
Nous avons croisé nos regards. Vous étiez belle avec votre visage un peu garçon. Vos traits étaient durs, ambigus, et votre regard était à la fois rude et doux. J’aurais voulu engager la conversation avec vous, mais un rien de bienséance m’interdisait de vous adresser la parole. C’est ridicule, mais j’ai de l’éducation.
J’étais attentif aux propos d’ivrognes que vous échangiez avec vos trois compagnons, tant votre langage était cru : quand vous parliez, c'était une rose qui crachait du fumier. Un vrai charretier en robe blanche. Une canaille avec un visage d’ange. Mais quand vous ne parliez pas, c’était l’enchantement. Avec vos yeux pleins de braise et de rocailles, vos allures d’oiseau sauvage, votre charme d’androgyne, je vous imaginais princesse au royaume des garçons manqués.
Le contraste était grand entre vos manières grossières, votre parler infâme, les trois pauvres diables qui vous accompagnaient et la délicatesse de votre visage, l’angélisme de vos traits, la lumière de votre regard. Vos ailes blanches mêlées de vase avaient des grâces vénéneuses : la vaurienne qui me faisait face était troublante.
Avez-vous lu ce trouble dans mon regard ? Le plonger dans vos yeux était un étrange supplice, et j’étais à la fois effrayé et ravi de le faire. Ces braises permanentes dans vos prunelles devenaient mon plus cher enfer.
Le diable était irrésistible.
Vous étiez belle comme le vent, la brume et la pierre : la douceur de votre visage se mêlant à cet air si dur vous donnait un charme naturel et sauvage. Et vous étiez belle également comme la tempête, la grêle et les cailloux. Belle, ainsi qu’une Vénus fine taillée dans un roc grossier.
Vous donniez du « monsieur » pour me demander si la fumée de votre cigarette ne me dérangeait pas. Sans surprise, je vous ai répondu que non. Alors que si... Et puis je vous ai souri, policé. Le train s’est arrêté avant Laval, je suis descendu.
Je n’oublierai jamais ce cygne sauvage croisé dans le train, accompagné de ces trois lascars au vol ras. Adieu, oiseaux de malheur. Adieu, la passagère.

112 - MISÈRE DE L'AMOUR

LACUNES DE L'AMOUR
L'esseulée
Vous l'esseulée, vous le visage qu'on ne regarde jamais, les yeux qu'on ne croise pas, le coeur qu'on évite, vous l'épouse de l'indifférence, vous la jeune fille que l'on dit sans grâce et sur qui nul amant n'attarde son regard, un coeur bat pour vous.
Malgré, vous, malgré moi et malgré tout, je suis épris de votre pauvreté.
Les galants sur vous lèvent les yeux et passent, ne laissant ni fleurs ni compliments, et au bal votre bras demeure veuf, éconduit, tandis qu'on danse avec vos soeurs plus jolies tout en leur clamant mille fadaises...
Mais si tous dédaignent vos traits modestes, vous l'indésirable créature, vous la fleur unique semblable à aucune autre, tous ignorent vos dehors cachés d'oiseau blessé, à travers vos larmes versées sans témoin, vos soupirs dédiés aux jours vides qui durent, votre coeur cloîtré et vos yeux depuis toujours baissés, mariés avec la poussière, à cause de ce poids de tristesse sur vos paupières.
Que vous êtes touchante, et tellement belle, quand vous vous révélez si humble, le visage plein de langueur : vous ressemblez à un ange en détresse. Votre secret renoncement m'attire de la même manière qu'une terre sévère et inculte, si austère que le silence n'est pas silence, mais prière émanant des pierres et des ronces.
Vous avez pour moi le charme sûr de l'authentique mélancolie, et votre coeur que l'on néglige est une délicatesse que je vous demande de m'offrir parce que vos pleurs, pareils à une neige sur un paysage terne, donnent un prix à ces prunelles qui se posent sur moi.
Discrète et pudique, simple et sage, sans toilette, ni ruban, ni soie, votre grâce siège sur votre front nu. Et votre sourire qui me sera voué formera votre unique et sobre parure.

111 - MERVEILLES DU MONDE

LES BEAUTÉS PURES
Enigmatique et ambigu
Dans mes yeux mystiques pénètre la lumière du monde et des étoiles. Mon regard qui se pose sur vous est un perpétuel point d'interrogation.
Les initiés voient dans mon oeil une lueur sacrée, comme si j'étais le vivant autel de quelque divinité. Les méfiants me supposent messager des enfers, soupçonnant un mauvais mystère au fond de mes prunelles.
Certains admirent mon aspect racé, mes formes élégantes, ma face pleine de distinction. D'autres craignent mon ombre qui passe, mon pas silencieux, mon air subtil. Il est vrai que si la société des gens bien nés ou fortunés fait mon affaire, me roulant dans de la soie entre le salon d'une comtesse et le bureau d'un archiduc, j'évolue avec autant d'aisance en pires compagnies. Et, indifférent à tout, perdu dans mes pensées obscures, je trouve également mon bonheur dans un taudis.
Rien ne m'atteint au fond de mon silence et de ma solitude. Et si j'ai l'air dédaigneux envers mes hôtes c'est que, accueilli chez le riche dans un fauteuil de style où je laisse mon empreinte douteuse ou bien chez le pauvre où je crache dans un méchant panier percé, partout on me traite comme si j'étais un dieu. L'humble comme le fortuné me flattent avec une égale dévotion. Ils me prodiguent louanges et caresses à n'en plus finir, même si la plupart du temps je demeure de marbre, observant de loin durant des heures entières mes bienfaiteurs.

C'est surtout dans ces moments interminables et silencieux où j'observe que l'on me prend pour une divinité. Bénéfique pour les uns, méchante pour les autres.
On m'a donné le nom de chat.

110 - LA MORT

PAIX DES ÂMES
Un froid mortel
- Te souviens-tu lorsque nous chevauchions dans la steppe, fiers, les cheveux au vent, l'âme légère ? Te souviens-tu de nos cris dans le glacial azur ? Entends-tu l’écho de nos rires de jadis ? Sauvages et doux, nos chants rauques résonnaient jusqu’au soir dans les plaines givrées. Nous dévalions de blancs espaces, emportés par nos chevaux... T’en souviens-tu ? J’entends encore hennir nos montures. Nous filions côte à côte à folle allure, rênes en mains, essoufflés, heureux. Dans un geste précis et périlleux, nos lèvres se rencontraient en plein galop : penchés l’un vers l’autre à la vitesse du vent, nous échangions un baiser dans le bruit des sabots. Statufiés en pleine course.
- A quoi sert de rappeler ces jours révolus ? Il nous faut oublier et avancer. Les regrets sont des herbes vaines, progressons plutôt.
- Ces jours ne furent-ils pas les seuls qui méritent que les siècles s’en souviennent ? Passagers de la toundra, maîtres des grands froids, seigneurs des neiges, nous sillonnions des terres vierges, insolites. Devant nous, toujours, l’écume. A l’infini. Rien n’entravait nos cavalcades. L’horizon seul bornait notre vue. L’immensité était notre couche. Nous avions la Lune pour oreiller, des champs d’étoiles en guise de toit. Nous respirions le vent, humions les nues, transpirions corps et âme, allions nous abreuver directement au ciel. Des flots d’azur nous coulaient dans les veines. Notre pain quotidien s’appelait chants, amour, liberté. Je me souviens du vent qui chantait entre les rochers et dans le lointain, plaintif. Le soir, le violon d’Eole se taisait. Alors on entendait la musique des étoiles. Un silence grandiose. Parfois la blonde Flâneuse veillait sur les étendues gelées. Tout se figeait sous son éclat follet : la nuit devenait mystère. Enroulés dans nos fourrures, t’en souviens-tu ?, un feu couvait près de nous, tel un ami vigilant. Nous refermions sur notre sommeil la tente de peaux. Autour de nous, un froid mortel. Epuisés, nous sombrions dans un sommeil profond, enlacés jusqu’au petit jour. Nos galopades se poursuivaient dans nos songes, fabuleuses. N’aimes-tu pas te remémorer ces souvenirs heureux ?
- L'aventure est finie. Nous ne chevaucherons plus à travers la steppe que tu aimais tant, plus jamais. Et tu le sais. Oublie ces années heureuses et regarde plutôt devant toi. Une autre aventure nous attend. Rappelle-toi, un matin nous ne nous étions pas réveillés. Le froid nous avait ensevelis sous son manteau fatal. Car tu sais bien que depuis des siècles nous sommes morts.

109 - HAUTEURS DE L'ÂME

PIEDS DANS LA FANGE, TÊTE AUX SOMMETS
 La gloire de la beauté
La beauté me galvanise, me purifie, m'élève.

L'harmonie des formes et la féerie de la vie, la majesté du cosmos et la symphonie des ondes, l'esthétique des choses et le mystère des êtres, l'éclat des hauteurs et la grâce des traits sont autant de muettes tempêtes qui submergent l'esthète, émerveillent l'humain, ébranlent le mortel que je suis.

Le Beau, plus que la souffrance, l'ombre ou la volupté me fait prendre conscience qu'une cause suprême nous gouverne : un principe supérieur qui répand dans toutes les directions ses rayons de vérité. La beauté est la manifestation du vrai. Même l'excrément, la charogne et la vermine qui nous semblent répugnants, vils, immondes sont en vérité de glorieux témoignages du génie céleste qui fait des roses avec de la merde, des bébés avec de la pourriture et des étoiles avec de la cendre.

La beauté bouscule l'Univers, allège les lourdauds, fait frémir le marbre, chavirer les astres. Et sauve les abrutis.

La beauté est la nourriture des coeurs sensibles, la respiration des esprits nobles, l'ivresse des âmes éveillées.

Signe tangible des éclats de l'invisible, efflorescence du Ciel, Lumière faite chair, son, caillou, herbe, diamant, humus, brume, flamme, visage, la beauté procède de la dignité divine : c'est non seulement un hymne à la gratuité mais encore la gloire du superflu.

lundi 27 juin 2011

108 - HAUTEURS DE L'ÂME

LES BEAUTÉS PURES
À Cayeux-sur-Mer
C'est à Cayeux-sur-Mer, petite station balnéaire du nord de la France, que je découvris la mer.

C'est là que, enfant, j'eus un premier contact avec l'immensité. Certes je connaissais la voûte nocturne et aussi l'azur ensoleillé des jours de vacances radieux, mais les étoiles et les nuages sous lesquels je rêvais étaient encore trop abstraits, très loin de mes yeux puérils, tandis que le bruit des vagues était infiniment plus proche, mystérieux et familier, et l'écume qui bouillait entre mes mollets n'était point un songe inaccessible. La mer était là qui jetait mon corps sur le sable avec ses grandes claques glacées, ses rires salés, ses grondements terribles.

Jouant ainsi dans l'onde en furie et faisant face à l'horizon qui s'étendait à perte de vue, j'avais la sensation étrange de baigner dans l'infini.

Comme la réminiscence d'un éden perdu.

En plongeant dans l'océan, l'écho d'un univers sans borne résonnait en moi. J'étais le temps, j'étais Dieu, j'étais un enfant.

Cette sensation d'éternité ne m'était pas du tout étrangère. J'avais une dizaine d'années. Dix ans me séparaient de la source de ces "battements cosmiques". Du plus profond de mon être je le savais sans jamais l'avoir appris. Je m'étonnai de cette connaissance infuse. Un crabe suffisait cependant à détourner mon attention de cette sensation suprême. Je m'amusais à le suivre. Et le crabe entrait dans la Lumière, car c'était bien la Lumière que je voyais à la place de la lumière d'été.

Je me sentais à la fois extrêmement proche et à une distance incalculable de ce coeur invisible venu du bout de l'Univers qui se manifestait jusqu'à travers le sable sous mes pieds. Ignorant tout du monde, à dix ans je venais confusément d'avoir conscience de l'essentiel. Pour la première fois de ma jeune existence je me baignais dans la mer. Et la mer était pour moi l'épiderme de l'Univers, le premier degré vers un monde infini. Les nuées se mouvaient vivement dans l'atmosphère, le crabe roulait sous les vagues, les cris des mouettes se perdaient dans le ciel... J'ouvrais les yeux sur le monde. Pas les yeux du corps, ceux de l'âme.

Ce fut l'Éveil.

107 - LA MORT

CAMARDE EN FOLIE

Voici deux oraisons funèbres écrites pour mon père le docteur Ghérard de IZARRA décédé le 7 novembre 2008.

ORAISON 1

Un roman vient de s'achever.

Page après page, une aventure, une oeuvre, une vie s’est accomplie.

Ce livre inracontable que je vais tenter de résumer en quelques lignes, c'est celui de notre père le docteur Gérhard de Izarra.

Une histoire pas tout à fait comme les autres.

Personnage atypique, contrasté, contesté, souvent attaqué, rarement vaincu, acceptant sa différence sans le moindre complexe, le docteur de Izarra aura su en toutes circonstances demeurer fidèle à lui-même, c'est à dire entier, brûlant, indomptable.

Il avait la tête ailleurs, les pieds empêtrés dans les problèmes de ce monde, le coeur à la verticale. Les travers de la société lui pesaient, il la voulait chrétiennement, sincèrement changer. Il ne changea pas les hommes.

Mais les hommes, eux non plus, ne changèrent point ce contradicteur.

Fantasque, idéaliste, léger, emporté, rigoureux, grave, fantaisiste, épris de vérité, obsédé par de grandes et petites choses, émerveillé par les mystères de la nature et des hommes, enjoué, vivant, oui VIVANT avant tout, il jouait comme un enfant, méditait comme un sage.

Et priait comme une créature de Dieu qu'il avait intimement conscience d'être.

Dieu, la source de ses consolations, de ses éternelles, profondes interrogations...

Cet esprit brillant au caractère de chien vécut comme un héros de théâtre. Comme un roi dans une arène. C'était une légende, une statue, un décalogue. Ou plutôt c'était un homme. Tout simplement. Avec ses faiblesses, ses imperfections, ses maladresses, ses outrances, ses misères et ses gloires. Bref, tout ce qui fait une véritable personnalité. Et c'est aussi parce qu'il fut un homme que nous lui pardonnons ses excès. Et puis, reconnaissons que cet être pour le moins singulier n'était point une figure sinistre...

Des défauts certes il en avait, pour autant notre père ne manquait ni d'éclat ni d'envergure. S'il y a un jour solennel où l'on peut se permettre d'oublier les souvenirs amers, c'est bien aujourd'hui ! Alors oublions-les. On ne fait pas une personnalité sans casser des œufs... Notre père avait du tempérament. Si les qualités font l'ange, les défauts font l'homme. Et lui, c'était un homme, un vrai avec plein de défauts… humains. Un homme disais-je, une personnalité, un tempérament et non une ombre, non une image terne, non un semblant d'homme.

Lui, il vivait. Il bouillait. Il tonitruait. Corps et âme.

Il avait des oiseaux dans le coeur, des ailes dans la tête. De la plume également, couchant volontiers sur le papier ses fables de philosophe rêveur... Riche de son imagination, nécessairement il montait. Cela dit, il lui arrivait de tomber de ses nues : face au vertige du Mystère, effaré devant le miracle de la vie il vacillait, ne retrouvant l’équilibre que dans les bras de la religion.

Véritable légende, le docteur de Izarra ne sera pas passé inaperçu parmi ses semblables. Avec son esprit agité, ses engagements audacieux, ses ardeurs juvéniles, ses émotions fulgurantes, ses réactions impétueuses, il ne remportait pas tous les suffrages.

Mais il savait gagner les beaux esprits de sa pensée supérieure. Il laissait ses hôtes entre rire et larmes, qu'ils soient laudateurs ou détracteurs, simples observateurs de passage ou esprits curieux.

Et quand c'étaient des larmes qu'il inspirait, souvent ce n'étaient que des larmes de rires.

Avec les fracassants paradoxes de sa personnalité, mais aussi avec les âpres exigences et les francs succès de son destin qu'il assumait pleinement, notre père incarna le mieux, je crois, la flamme izarrienne : un état de grâce, une croix, une ivresse, un rêve fou, des fruits rares, un poème.

Une fierté.

Une grande, saine, inaltérable fierté.

Dans cette vallée de misères un homme s'est éteint. Quelque part dans le Ciel des esprits une étincelle s’allume.

Par le patronyme IZARRA, c'est un astre que l'on désigne en langue basque, est-il besoin de le rappeler ? Fermons la dernière page de ce roman grandeur nature sur cette belle allusion stellaire.

Le défunt pardonné, lavé de ses péchés, telle une particule de lumière monte au firmament.

Et les larmes ne sont plus que rosée dans l’azur.

ORAISON 2

C'est un homme que nous mettons en terre aujourd'hui. Un homme, pas un saint, pas une mauvaise graine non plus... Un homme, tout humblement.

Oui mais... N'importe quel homme ?

Oui et non. Et à vrai dire, non.

C'était notre père d'abord. Ce qui en soi est banal.

Une tempête ensuite. Et ici l'humilité deviendrait simple complaisance à la cause funèbre.

C'était une tempête disais-je, un esprit, un contestataire, un rebelle. Un astre et une misère, une cathédrale et un bouge, du noir et du blanc tout mêlés.

Entre gouffre et lumière.

Un être singulier, nécessairement riche de ses trésors, pauvre de ses haillons, fatalement.
Peut-on décemment résumer le disparu à une simple formule de circonstance ? Franchement, non. Définitivement pas.

C'était un homme tout humblement, c'est vrai.

Seulement l'homme était un IZARRA.

C'est beau et ça brûle. C'est âpre et c'est doux. Ca brille et ça explose.

Des reproches à lui faire, il n'en manquera certainement pas, depuis cette assemblée jusque Dieu sait où... Je ne nierai pas les travers de celui qu'on inhume. Pas plus que ses hauteurs d'ailleurs. Le docteur de Izarra avait les défauts de ses qualités. On pourra certes lui reprocher ses défauts. Pour autant, nul ne pourra lui contester ses qualités.

C'est le moment d'alléger nos coeurs. Aujourd'hui le docteur de Izarra est mort. Pardonnons-lui ses frasques dans un grand éclat de rire.

Ce n'était pas n'importe quel homme, non. Impossible finalement de le réduire à ce qu'il n'était pas. Le docteur de Izarra, c'était un personnage de roman. Mieux : un humble Homme.

Je dis bien, un humble Homme.

Avec une minuscule pour "humble", et pour "Homme", un grand H.

106 - TROUBLES DE L'AMOUR

LES HEURES EXQUISES
 Dans la ville lumière
Il était mentaliste de province, parcourant les villes moyennes de numéros en numéros. Non sans une certaine gloire, même si celle-ci était mêlée de médiocrité. Un bref passage à Paris l'éblouit définitivement : c'est là que l'amour, à 52 ans, entra dans sa vie.
Belle brune élancée, parisienne avant tout, elle arborait des os faciaux saillants qui lui conféraient un charme puissant. Il avait les dents jaunes mais souriait avec une exquise distinction "vieille France", quoique ses manières fussent légèrement maladroites. Ils venaient de se rencontrer dans la ville lumière. La ville lumière...
Avec ses pommettes anguleuses, sa mâchoire carrée, son front antique, le visage de cette superbe trentenaire à la coiffure sophistiquée rappelait celui d'une camarde somptueusement grimée. Lui, en dépit de ses dents jaunies n'était point laid.

Ils s'aimèrent, dans la ville lumière. Puis apprirent à mieux se connaître de nuit en nuit, sous les feux de la cité éternelle.
Il n'était plus question pour lui de jouer au clown déclassé devant un public de sous-préfecture : le mentaliste devait tenir son nouveau rôle d'amant à part entière, avec ses dents teintées il est vrai. Elle, sépulcrale mais belle femme malgré tout, des étoiles plein la tête depuis leur rencontre, ne voyait plus la dentition douteuse de cet authentique provincial que les feux de la capitale avaient étourdi. Le mentaliste quant à lui voyait la face de l'amour en cette brune. Plus noire que brune d'ailleurs, avec ses yeux profonds, ses rires graves, sa chevelure ténébreuse... Dans la ville lumière, tout devenait éclatant.
Il riait à pleines dents, tandis qu'elle lui faisait des charmes sans fin avec sa belle chevelure, ses os proéminents et tous ses artifices mondains.
Dans la ville lumière, la lourde province s'était étrangement combinée avec l'Élégance. Une fusion improbable du sabot et de la semelle délicate. Et contre toute attente, parfaitement réussie. Femme raffinée aux attraits funèbres, la belle balayant d'un coup tous ses préjugés ne jurait plus que par ce mentaliste au parler désuet.
Et aux dents ternies.
Vraiment, elle rayonnait de beauté. De cette beauté chaude, venimeuse, orientale qui fascine, effraie et fait rêver. Le mentaliste, un peu gras, la veste démodée, avait l'air de ce qu'il était : un galant anachronique un peu rustaud. Lui avec ses dents négligées, elle avec ses traits quasi cadavériques, ils formaient un couple fulgurant, soudés comme deux éclairs simultanés, deux flammes d'un même orage. En fait deux spectres : le premier un peu ridicule mais touchant, le second dégageant un mystère un tantinet macabre. L'un ressemblait à une vieille photo jaunie, l'autre faisait songer à une grande statue mortuaire. Ils se perdirent dans la ville lumière. L'histoire ne dit pas ce qu'il advint de ce couple insolite car nul ne le revit plus jamais, mais nous imaginons qu'il s'est volatilisé dans les lumières de la ville. Désagrégé, dématérialisé, pulvérisé en direction des étoiles. Juste au-dessus de la ville lumière, précisément.
Lui avec ses dents colorées, elle avec sa tête en forme de crâne.

105 - TROUBLES DE L'AMOUR

LES HEURES EXQUISES
Les feux couchants
C'est vers les quarante ans que la femme rayonne. Avant de décliner irrémédiablement.

Entendons-nous bien, je parle de la femme, la vraie : la femme de classe, l'espèce à peau laiteuse ayant adopté les belles manières, la créature naturellement distinguée. Non la charcutière, non la dépeceuse de poissons des marchés de sous-préfectures ou bien la laitière du coin. En effet, je prétends qu'une employée du rayon charcuterie d'un supermarché de province est nécessairement repoussante car même lorsqu'une femme à la naissance hérite de Vénus tous les dons qu'on puisse lui souhaiter, si par malheur elle est élevée dans un environnement plébéien, fatalement elle se gâtera avec le temps au contact des moeurs corrompues de son milieu.
Les habitudes vulgaires peu à peu lui feront perdre ses attraits naturels : au fil des ans son éclat inné se voilera, avant de s'éteindre. A peine sortie de la puberté, ses sourires béotiens trahiront ses penchants pour la bassesse. A l'âge d'aimer il sera déjà top tard : cette femme n'éprouvera de transports que pour des chefs charcutiers, des rustres à moustaches épaisses, des banquiers, des employés d'épiceries ou des bandits, bref des gens sans goût. Elle mâchera du chewing-gum en pleine rue, fréquentera les bars crapuleux, dédaignant les boulevards lustrés, se vêtira chez les vils fripiers, soupera en douteuses compagnies. Ses manières seront infâmes, ses goûts suspects, son allure sans grâce. La grossièreté se lira sur sa face, son regard sera chargé des noirceurs et misères des gens de sa condition, effaçant de son front l'originelle beauté.
Non, il n'est point question dans mon propos de cette race de femelle déchue, haïssable aux yeux de l'esthète que je suis. Je parle bien évidemment de ces femmes de bonne éducation, de ces filles de l'aristocratie, enfin de ces enfants de l'honnête société que l'on nomme ordinairement "femmes du monde". Est-il besoin de le préciser ? Ceci pour fermer la parenthèse.
C'est vers les quarante ans disais-je donc, que la femme est resplendissante.
A cet âge le fard n'est plus outrancier et les visages pâmées qu'on caresse ont cette mâle assurance qui charme et effraie tout à la fois. Les mains qu'on baise ne font plus les timides et s’offrent sans détour, les parures sont lourdes et riches car la femme de quarante ans est fortunée, ce qui ajoute à sa naturelle élégance... Enfin à cet âge la dentelle sied mieux sur les poitrines pleines qu'à vingt ans sur les têtes vides.
A cet âge la femme tient ses promesses les plus folles : l'esthète n'est plus son ennemi. La quarantenaire s'épanouit aussi en hauteur.
A cet âge les langues se délient non plus pour discourir sans fin sur les choses légères de l'amour mais pour chanter les vieux vins âpres. La femme de quarante ans aime prononcer des mots graves entre ses lèvres écarlates : se sachant désirée, elle rit de ses ivresses, abuse de ses charmes mûrissants. Et parce qu'elle ne prend pas au sérieux ses fièvres lubriques, elle s'y abandonne d'autant plus joyeusement.
Pour toutes ces raisons la femme entre les deux âges est belle, certes.
Ce sont chez elle quelques années glorieuses, l'ultime flamboiement de sa beauté avant la lente, inéluctable décrépitude.

104 - LA POÉSIE

FRUITS DE LA LYRE
 
La poésie rongée par ses vers
 
La poésie de nos jours, surtout la poésie d'auteurs inconnus, est tombée en totale désuétude.

Par le simple fait que n'importe qui écrive de la poésie aujourd'hui, autant dire tout le monde, elle ne vaut plus rien. La poésie de nos jours ronronne. Et lorsque la rime pour se démarquer cherche à aboyer, hurler, rugir, elle ne fait que lamentablement braire : la corde poétique a été archi usée depuis un siècle. Ecrire en vers, c'est mal écrire.

Défenseurs des Lettres, au lieu de vous alarmer du déclin de l'intérêt du public pour les ouvrages de rimes, huez plutôt les derniers poètes qui s'ingénient à parasiter la littérature de leurs "admirables inspirations" couchées à travers recueils, feuillets et autres minces supports voués à une glorieuse mais -Dieu merci !- hypothétique postérité ! Compatissez au sort que réservent ces méchants poètes à leur lectorat sombrant dans une fatale léthargie au contact de leurs rêveries nombrilistes... La poésie en vers est bel et bien morte, et c'est tant mieux !

Le naufrage de cette poésie maintenue sous perfusion dans les cercles ultra confidentiels, autarciques et sclérosés n'en est que plus pathétique : chaque jour ressuscitée grâce au mirage de l'auto congratulation entre adeptes, elle perd progressivement en crédibilité.

La poésie, je veux dire la poésie versifiée, ne vaut rien si elle n'est pas baudelairienne.

Personnellement j'ai la décence et le bon goût de ne pas versifier afin de ne pas faire mourir d'ennui mes lecteurs. N'oublions pas que le versificateur se fait surtout plaisir à lui-même. J'ai compris depuis longtemps que la poésie versifiée ne valait rien si elle n'était pas baudelairienne. Ou hugolienne.

Bref, un Dupont qui versifie n'est qu'un tueur de poésie.

Le versificateur à notre époque n'est qu'une plume décidément bien légère cherchant à donner corps à ses jolies niaiseries et fausses profondeurs -qui ne sont que fosses- auprès d'un lectorat aussi minoritaire que complaisant. Je considère la poésie versifiée contemporaine comme de la masturbation littéraire dans sa grande majorité.

La vraie poésie versifiée est avant tout une technique. Elle doit se distinguer des poisseux, pesants, maladroits mouvements du coeur en mettant en avant le caractère aérien d'une technique parfaitement mâitrisée porteuse de messages limpides, essentiels, digestes et non pas remorquer de manière informe les surcharges de l'âme en proie à ses délires "nombrilistiques"...

L'authentique poésie est un dessert léger qui s'apprécie à petites doses (et encore, pas tous les jours !) au lieu de cette habituelle mélasse tantôt insipide, tantôt écoeurante.

En un mot, Verlaine ou rien !

C'est cela avoir le sens de la littérature et de la poésie : savoir se taire pour laisser les maîtres perdurer. Ce que je fais précisément en ne versifiant JAMAIS. D'autres l'ont fait avant moi bien mieux que je ne saurais le faire, alors pourquoi s'ingénier à faire moins bien ?